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Question de Perspective 10 – Prise de décision, le monde de l’entreprise peut-il s’inspirer des méthodes de l’armée ? : Le « je veux » du chef

Prise de décision et tactique « au front », le monde de l’entreprise peut-il s’inspirer des méthodes de l’armée ?

Cette semaine nous poursuivons avec Guillaume Malkani, officier de l’armée de Terre et Louis Saillans , ancien officier des commandos Marine et fondateur de l’association Vétérans de France ⚔️🇲🇫. Tous deux sont co-auteurs du livre « Vétérans de France, ceux qui ont servi ».

Dans la 💡 QUESTION DE PERSPECTIVE #9, nous avons évoqué avec eux la préparation au combat pour mieux gérer la pression, mais aussi la chaîne de prise de décision tactique. 

Aujourd’hui dans cette 2nde partie, nous avons souhaité approfondir la question de la vision de commandement, comment le « chef » dans l’armée traduit son objectif et embarque ses équipes.

Messieurs, nous avons évoqué lors de notre 1ère partie d’échange la manière dont l’ordre était délivré. Pourriez-vous nous expliquer à présent comment le « chef » parvient à formuler une vision, un ordre clair auprès de ses troupes ?

Louis Saillans: « Blaise Pascal a vu juste : « Je vous écris une longue lettre parce que je n’ai pas le temps d’en écrire une courte. »

C’est bien la simplicité qui est la plus difficile à atteindre. Si vous donnez un ordre compliqué dans l’armée, de même que si vous proposez une vision avec différentes couches de complexité dans une entreprise, qui réussit à l’appliquer ?

Simplifier la vision et la rendre intelligible à tous, c’est un facteur de réussite pour une entreprise. Nombreuses sont celles pour qui la vision n’est pas transmise tout simplement parce qu’elle est trop complexe ou qu’elle change trop souvent. Et pour l’entreprise le véritable danger est que la vision ne soit pas suivie par toute l’équipe, à tous les échelons. C’est un point qui nous semble totalement naturel dans l’armée, mais qui finalement ne l’est pas dans le civil.» 

Guillaume Malkani: « Dans l’armée, l’ordre est simple parce que nous n’avons que peu de choix. Nous appelons cela le « je veux du chef ». C’est un système syntaxique très efficace. L’ordre est absolument toujours délivré via une phrase qui commence par « je veux », qui donne l’espace-temps ensuite, puis les conditions. 

L’ordre des choses dans la phrase a son importance. Souvenez-vous de l’objectif de prendre le village ou la colline que nous évoquions dans la première partie de notre échange. La vision est formulée comme ceci ; je veux prendre la colline afin de contrôler toute la zone autour du village. Je connais l’objectif, l’échéance plus ou moins lointaine. »

Louis Saillans : « L’ordre est clair et intelligible, parce qu’il est syntaxiquement contraint. Ainsi tout le monde, jusqu’au dernier soldat, connait le « je veux du chef ». Lorsque je conseille des entreprises, je leur propose d’écrire leur « je veux » et l’on me répond « attends, c’est trop fort ce mot là ». Pour nous c’est naturel. Nous sommes conditionnés, formatés. Et le formatage rend parfois les choses plus simples. »

Une formulation de la vision du « chef » à ce point formatée n’est-elle pas trop rigide face à la réalité du terrain ?

Guillaume Malkani « Les ordres sont élaborés de telle manière que les situations sont anticipées, les « cas non conformes » dont nous avons parlé sont prévus. Grâce à l’anticipation et l’expérience du terrain que tous les « chefs » ont connu.

Aussi, on dit dans notre jargon militaire « c’est le terrain qui commande ». Les ordres sont fixés, mais l’opérateur de terrain décide. Parce que lui a les yeux et détient le pouvoir de prendre la décision de tirer. Le cadre ce peut être : « l’ennemi ressemble à cela » ; « il doit faire ceci pour que tu puisses t’engager », etc. On dicte l’action à réaliser dans le cadre de l’ordre, mais il y a une souplesse laissée au terrain, à la réalité. Si sur site rien ne correspond à l’ordre élaboré, on fait remonter progressivement d’échelon à échelon. »
Louis Saillans « Le « je veux » du chef est de prendre la colline pour encadrer le village. Sur place, pas de colline. Avec mes hommes je sais que l’ordre de prendre la colline, c’est afin d’encercler le village. J’ai dans l’esprit l’objectif de la mission en parallèle de l’ordre donné. J’ai l’expérience militaire qui me dit que les collines sont des points tactiques, et que je peux en trouver d’autres pour atteindre mon objectif désigné. C’est objectif c’est la vision finale, la raison d’être sur le terrain. D’ailleurs, la décision finale, le choix de prendre ou non la colline afin d’encercler le village, c’est finalement souvent une proposition des subordonnés sur le terrain. Le chef, en est bien souvent seulement l’arbitre. »

Comment l’ordre évolue-t-il alors une fois sur le terrain ?

Guillaume Malkani : « Dans l’armée, dire non est irrecevable. Il n’y a pas de colline ? Chef, je suis en mesure de vous proposer ces 3 options. Chacun ; le soldat, le sous-officier, l’officier est formaté à rendre compte avec des propositions. Simplement rendre compte ne suffit jamais.

Dans le civil, le collaborateur va rendre compte de son problème, puis il va attendre que le chef lui propose une solution. Dans l’armée, le soldat a vraiment intérêt à avoir préparé ses options quand il passe l’appel radio pour dire « chef, il n’y a pas de colline » !

Louis Saillans : « Il y a une différence entre être force de proposition et avoir la liberté d’initiative dans une entreprise. Quand on en laisse beaucoup, tout est plus rapide, plus fluide. Les idées sont plus audacieuses, mais les erreurs sont deux fois plus grosses. Parce que la prise de risque est plus grande. Il faut trouver le point d’équilibre entre l’inertie et la prise de risque et savoir donner confiance. »

Donner confiance, est-ce aussi pour vous une question de clarté de la vision délivrée par le dirigeant ?

Louis Saillans : « Les meilleures entreprises, et l’armée en fait partie, sont des entreprises dans lesquelles vous faites corréler l’intérêt particulier avec l’intérêt commun. Il faut clarifier la vision, l’intérêt commun, mais aussi donner la liberté à l’intérêt particulier.

Dans l’armée, on attache une grande importance à tout ce qui touche au temps personnel, à l’accueil de la famille, à la cohésion du groupe et sa bonne ambiance.

Pour que sur le terrain, les soldats soient attachés les uns aux autres, engagés non seulement pour la mission, mais pour leurs frères d’armes. Coûte que coûte. Si vous parvenez à réunir cela, vous décrochez la lune ! »

Guillaume Malkani : « Si pour vous cependant l’intérêt particulier c’est un bon CE, un baby-foot et 2 jours de télétravail, cela peut combler l’intérêt particulier de quelques-uns et quelques temps, mais votre collaborateur va le trouver dans une prochaine entreprise qui lui proposera exactement la même chose.

Alors que si vous vous intéressez vraiment aux passions de chacun en lui donnant la possibilité de les vivre… Et si vous en parallèle vous êtes capable de leur dire pourquoi ils sont là, vous touchez la solution du doigt. Par exemple, on est là pour faire en sorte que tout le monde ait accès à l’eau dans le monde.  Parce que l’on est fabricant de robinets hyper résistants et bon marché… Vous dites à vos équipes ; nous contribuons tous à quelque chose de plus grand que nous. Et chacun se lève le matin en sachant ce pourquoi il vient travailler. »

Louis Saillans : « Pour conclure sur une nuance très sensible dans les armées, rappelons que l’objectif final recherché par chacun à titre individuel, c’est d’être le meilleur « gars » avec la meilleure réputation. La hiérarchie et la montée en grade fait que vous n’êtes jamais en concurrence avec un autre. Dans le même grade, tout le monde a la même solde. Peu importe ses origines. Tout le monde cherche à faire de son mieux à son niveau. On est concentré sur le vivre ensemble, la cohésion, la mission, dans un état d’esprit stimulant et une vraie richesse humaine. On peut être dans une forme de compétition avec les autres groupes, mais vous ne pouvez pas prendre le poste de votre chef. Allez voir un service de vendeurs dans une entreprise ; c’est un bassin de requins ! Si celui qui fait le meilleur chiffre à la fin du mois, c’est celui qui est le mieux récompensé par l’entreprise, qui est le mieux payé, alors la concurrence peut devenir nocive et faire perdre de vue l’objectif, l’intérêt commun. »