Question de Perspective 1 : – Crise de l’immobilier : Origines et fondements
Crise de l’immobilier : Où en sommes-nous début 2024 ?
Crise de l’immobilier. Ces trois mots ouvrent dans l’esprit des professionnels du secteur des abimes de questionnements. Crise de l’offre, crise des coûts de construction, de rénovation, mais aussi et c’est peu courant, crise de la demande.
Au sein de l’étude ALCAIX , nous observons dans les grandes villes comme Lyon un manque de construction, lié à une raréfaction du foncier. Des friches industrielles, comme nous savons les accompagner au sein de l’étude se font rares et apportent pourtant des solutions vertueuses. Pour la première fois depuis les années 90, le prix des logements est supérieur à la capacité d’investissement des acheteurs.
Cette multiple crise entraine une fixation du marché, une chute des transactions : passant de plus de 1,1 million (en 2021 et 2022) à 875 000 transactions en 2023. Un chiffre haut les deux dernières années, mais qui nous plaçait dans une « bulle », avec un prix déconnecté de la réalité intrinsèque du marché ?
Voici d’où partent nos interrogations.
Pour répondre à nos questions, nous avons réunis nos associés de l’étude ALCAIX autour de notre partenaire ADEQUATION et d’un de ses dirigeants, Laurent Escobar Nous lui avons à tour de rôle posé nos questions (de perspectives) et vous les proposons dans ce format atypique [QUESTIONS DE PERSPECTIVES], que nous vous diffuserons tout au long du mois de février 2024.
Pour ce premier entretien, c’est Adrien ALCAIX qui ouvre la voie sur un état des lieux de notre crise actuelle, pour mieux en éclaircir les tenants et les aboutissants.
Adrien ALCAIX : Ma première question est contextuelle : considérez-vous que nous soyons bien aujourd’hui dans une bulle ?
Laurent Escobar : On parle de bulle immobilière, quand les prix augmentent de manière continue et importante, sous l’effet de comportements d’investisseurs à la recherche de plus-value à court terme, et de manière décorrélée par rapport aux moyens des ménages. Je ne pense pas que nous soyons exposés à ce type de phénomène spéculatif, ou alors très la marge ; c’est plutôt une combinaison de facteurs conjoncturels et de causes structurelles plus profondes, sur lesquelles nous pouvons collectivement agir, qui ont précipité la crise.
Rappelons que les prix du neuf ont commencé à se décorréler fortement des capacités d’investissement des ménages dès 2008. Un plan gouvernemental puissant a contribué à relancer l’activité de la promotion immobilière par l’investissement locatif et la généralisation des ventes en bloc aux bailleurs sociaux. Puis la baisse spectaculaire des taux d’intérêt, voulue par les banques centrales pour soutenir l’économie, a resolvabilisé une partie des particuliers, candidats à l’accession et à l’investissement. Cela a permis au cours des 15 dernières années d’atteindre une dizaine de fois des niveaux de production élevés, entre 370.000 et 430.000 logements construits par an ; dont 90.000 à 130.000 ventes au détail dans les opérations de promotion immobilière. Et ce, malgré une hausse importante et continue des coûts de revient (fonciers et constructifs) et des prix de vente.
En ce début d’année 2024, je parlerai d’un effet « ciseau ». Les principaux dispositifs de soutien aux ventes immobilières ont été « coupés » brutalement et simultanément : taux bas, avantages fiscaux, aides à la pierre, aide à la personne… ; provoquant en 2023 un effondrement des ventes aux particuliers, mais aussi des ventes en bloc. L’année 2024 devrait rester très basse. Par effet domino, ces effets négatifs vont se propager aux autres acteurs de la chaîne, notamment le secteur du bâtiment, qui se prépare des années difficiles en 2025 et en 2026.
Cette fois-ci, pas de baisse des taux ou de plan de relance suffisamment significatifs à l’horizon. Il va donc falloir s’attaquer sérieusement aux causes structurelles, en redéfinissant et en diversifiant nos modèles de « production » immobilière. Il nous faut en même temps nous mettre en position de résilience, en se séparant des actifs non viables, et de réinvestissement, en redéveloppement, pour partie dans des démarches d’innovation ouverte et collective. Je ne vois pas d’issue possible dans une simple et seule juxtaposition de stratégies individuelles d’acteurs.
Il va falloir mettre en œuvre des moyens considérables, intellectuels et financiers pour préparer les 30 ans qui viennent et profondément changer les choses. C’est le paradoxe des crises. Comme en 1992, les opérateurs vont devoir se défaire d’une partie de ce qu’ils ont patiemment monté les années précédentes et, simultanément, investir dans de nouveaux sujets et modes de faire.
Adrien ALCAIX : Vous parlez de crise conjoncturelle et structurelle, dans quel format de crise sommes-nous entrés selon vous ?
Laurent Escobar : Depuis 1992 qu’ ADEQUATIONanalyse le marché immobilier, nous avons pu observer différentes crises et prendre un recul suffisant pour comprendre celle d’aujourd’hui. Elles ont toujours eu des causes structurelles, mais ont été systématiquement déclenchées par un événement conjoncturel, qui alors précipite le marché. Ces événements, le plus souvent de retentissement international, entrainent une crise de liquidités. C’est, par exemple, le cas depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022, qui a dopé les tendances inflationnistes. Cela a conduit la BCE à durcir fortement sa politique monétaire avec une remontée des taux directeurs de 4,5 points en 14 mois, qui a eu de lourdes répercussions pour les ménages (hausse des coûts de crédit immobilier et crédit à la consommation), les états et les entreprises (coût de la dette plus élevé).
Nous serions dans une crise conjoncturelle, si on n’attribuait sa cause qu’à la hausse des taux d’intérêt. Mais, comme toutes les crises jusqu’à présent, la crise conjoncturelle cache la crise structurelle. Nous sommes systématiquement dans un entre deux.
Adrien ALCAIX : Quelles en sont selon vous les raisons ?
Laurent Escobar : Depuis 1984, les principaux outils de régulation du marché du neuf utilisés par les gouvernements sont les dispositifs de défiscalisation immobilière : une dizaine se sont succédé en 40 ans, certains pour inciter fortement l’investissement locatif dans le neuf, d’autres, au contraire, pour le modérer. Cette « politique de l’interrupteur », des projets de loi de finances et du temps court, a contribué à désorganiser les marchés immobiliers et a soumis la construction neuve à des fluctuations annuelles trop importantes. Alors que la politique du logement a besoin de s’inscrire dans le temps long (12 à 18 ans) et les développements immobiliers dans le temps moyen (4 à 5 ans). Nous aurions meilleur intérêt à inscrire ces dispositifs – comme d’autres – dans des lois régaliennes respectant ces grands cycles. Aujourd’hui, on s’est contenté de « débrancher » la perfusion fiscale, ce qui amplifie le blocage du marché. Il serait temps de se poser les questions de fond, de définir de nouvelles orientations et des cadres adaptés aux nouveaux enjeux de transition, sociaux et environnementaux, pour aider et accompagner les acteurs à repenser leur modèle.
Adrien ALCAIX : Pourriez-vous revenir sur les précédentes crises immobilières et leurs causes pour nous éclairer ? « La crise la plus profonde que nous ayons connu jusqu’alors date de 1992.
Laurent Escobar : Guerre du Golfe, guerre en Bosnie, récession économique et dérégulation du système monétaire européen créent une forte crise financière et incitent les états à pratiquer une politique de taux d’intérêt très hauts pour soutenir leur devise et lutter contre l’inflation. Sur les 5 années qui avaient précédé, le volume des mises en vente en collectif avait doublé et les prix du neuf augmenté de 40%. Avec des développements encore plus importants dans l’immobilier de bureau.
Et les promoteurs démarraient alors les chantiers sans règle de pré-commercialisation. L’activité commerciale connaît un ralentissement net, en raison de la crise de demande, tant des ménages que des entreprises. Nombre de promoteurs se retrouvent avec des stocks physiques, dans des immeubles livrés, non vendus ou non loués. Plusieurs d’entre eux font faillite, et la majeure partie des fonds propres qui portaient le risque des opérations sont engloutis. Les opérations « plantées » ont été placées par les banques et les caisses de garantie dans des sociétés de défaisance. Elles les ont progressivement remis sur le marché en les vendant à la découpe. Il a fallu 6 ans pour assainir le marché, passé par un point bas à 60 800 ventes en 1995. C’est depuis cette époque qu’ont a durci les clauses de pré-commercialisation. Le modèle de la VEFA n’a pas été remis en cause, mais on l’a désormais sécurisé pour réduire au maximum le risque de stock physique.
Nouvelle crise, strictement conjoncturelle, au début des années 2000.
La fin des années 1990 est marquée par une spectaculaire hausse des marchés boursiers en particulier des valeurs internet formant ainsi une bulle spéculative : la bulle internet. Elle finit par exploser en mars 2000, entraînant l’effondrement du NASDAQ. Les attentats du 11 septembre 2001 finissent de déstabiliser les marchés financiers et créent un climat anxiogène mondial. Cette conjoncture impacte le comportement immobilier des acquéreurs. Le marché du neuf passe de 98 000 ventes annuelles à 73 000. Le marasme va durer 3 ans. Cette chute concerne principalement l’investissement locatif, en baisse de plus de moitié. Pourquoi ? Fin 1999, on a changé de dispositif de défiscalisation, le Périssol très incitatif étant remplacé par le Besson, plus restrictif. Le levier fiscal devient insuffisant pour solvabiliser une grande partie des particuliers investisseurs : ceux que j’appelle les « mono-investisseurs », ménages du haut de la classe moyenne, autour de 50 ans, dont les enfants décohabitent et qui voient leur quotient familial diminuer, et leur taux d’imposition sur le revenu augmenter en conséquence ; l’avantage fiscal de l’investissement locatif, s’il est suffisant, leur permet de limiter cet impact fiscal, et de se constituer un capital retraite, à réaliser dans 10 à 15 ans. La majorité d’entre eux n’achètera qu’une fois. Quand l’avantage fiscal est insuffisant, il ne bénéficie plus qu’à la petite moitié restante, les investisseurs patrimoniaux, de la classe supérieure, dont l’objectif principal est de générer du déficit (amortissement et intérêts d’emprunt) pour réduire les revenus fonciers du patrimoine, souvent important, qu’ils détiennent déjà. Ceux qui n’avaient pas besoin de l’avantage fiscal. C’est donc une simple décision politique, visant à réduire les avantages fiscaux aux investisseurs, qui affecte fortement l’activité de la promotion immobilière, dans un contexte plus global de crise des marchés financiers. Ironie de l’histoire, qui se répètera ensuite, ce sont les investisseurs de la classe moyenne qui ont été « interdits » de se constituer un petit patrimoine immobilier. Les « gros » investisseurs ont peu été touchés et ont maintenu leur rythme d’acquisitions. Cette discrimination a-t-elle été souhaitée, dans ce sens, et ne serait-ce que comprise et mesurée ? N’invite-t-elle pas à réfléchir au ciblage des dispositifs ?
2008, une crise structurelle, vite effacée par un important plan de relance La propagation de la crise des subprimes dès août 2007 aux États-Unis, atteint son paroxysme en septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers. Cet événement plonge le monde entier dans la plus grave crise financière connue depuis 1929. Effet collatéral : en France, les ventes chutent 123 700 logements neufs en 2007 à 75 700 en 2008. Il y avait une vraie cause structurelle : cela faisait 5 ans que les volumes de mises en vente étaient très élevés, entre 110 et 140.000 logements par an, avec une augmentation des prix de plus de 45% sur la période. La crise financière mondiale a provoqué une remontée des taux de crédit immobilier, très bas sur la période précédente : prix plus chers + taux plus élevés entraîne une désolvabilisation brutale des acquéreurs, tant en accession qu’en investissement. Une nouvelle fois la demande de la classe moyenne est déstabilisée, l’histoire se répète, mêmes effets de structure, une étincelle conjoncturelle, mêmes conséquences.
Le problème de la solvabilité de la classe moyenne est au cœur de chaque crise. Elle donne le ton du marché de la transaction, dans l’ancien comme dans le neuf, parce qu’elle porte le gros volume.
Mais ça allait repartir très vite, dès 2009, parce que le plan de relance gouvernemental apportait deux « remèdes de cheval » : le très avantageux dispositif de défiscalisation Scellier pour rebooster l’investissement locatif. Et la massification des ventes en bloc aux bailleurs sociaux. On leur a demandé d’anticiper leurs plans patrimoniaux, pour acheter une partie des invendus dans les programmes de promotion immobilière, et faciliter ainsi leur mise en chantier. Résultat des courses, trois années à une moyenne de 105 000 ventes aux particuliers par an. Mais le problème structurel demeure, les prix continuent d’augmenter, de 15% sur la période. Une vraie bombe à retardement !
2012, nouveau « stop » plus conjoncturel Le Printemps arabe d’abord, puis la crise des dettes souveraines dans la zone euro créent un climat politique, économique et financier délétère. Côté immobilier, on « rabote » les avantages du dispositif Scellier en 2012, auquel succède en 2013 le Duflot, encore plus restrictif. Résultat des courses, le volume de ventes à investisseurs se divise par deux, une nouvelle fois au détriment des « mono-investisseurs » de la classe moyenne. Globalement, Les ventes de neuf stagnent pendant 3 ans autour de 75 000 ventes par an.
Le retour à une inflation maîtrisée incite la BCE à baisser durablement ses taux directeurs dès juin 2014 pour soutenir l’économie et l’investissement. Et, en septembre 2014, le dispositif Pinel est promulgué pour relancer l’activité immobilière par l’investissement. Accédants et investisseurs se trouvent simultanément très incités à acheter : plus de 120 000 ventes annuelles pendant trois ans, jusqu’en 2019, moitié de l’un, moitié de l’autre. S’achève ainsi une longue période – 6 ans – de prix tenus.
2020, une année blanche, parenthèse de la crise du Covid. Et après ? Confinés, les Français achètent moins 90 000 logements neufs dans l’année. Mais les promoteurs immobiliers tirent tout de même leur épingle du jeu, grâce aux plans d’acquisitions exceptionnelles de logements locatifs intermédiaires, déclenchés par CDC Habitat et In’LI, à la demande de l’État. Une nouvelle fois, l’intensification des ventes en bloc permettent la mise en chantier des opérations dont les pré-commercialisations étaient bloquées en vente au détail.
En 2021, pour favoriser la relance, la BCE baisse encore ses taux directeurs. Les crédits immobiliers n’ont jamais été aussi bas, tombant à 1% sur 20 ans en décembre. Et le dispositif Pinel, suffisamment avantageux pour concerner les investisseurs de la classe moyenne, est toujours actif. Le marché ainsi dopé remonte à plus de 110 000 ventes. On ne se rend pas collectivement compte que l’on est totalement sous perfusion.
Et ce sont désormais plus de la moitié de la production de logements sociaux, et la quasi-totalité des logements intermédiaires, qui se réalisent en mixité dans les opérations de promotion immobilière vendues au détail. A des prix inférieurs aux prix de revient, ce qui par effet de péréquation contribue à renchérir le prix du logement libre, qui subventionne la différence. Une stratégie très opportuniste, mais qui ne peut tenir tant que c’est supportable pour les particuliers accédants et investisseurs. Depuis 2019, sous le double effet de la raréfaction foncière dans les pôles urbains et de l’augmentation des coûts de construction, les prix de vente ont repris leur hausse, plus de 13% en 4 ans.
2023, le retour de bâton
Inflation galopante et guerre en Ukraine depuis 2022 conduisent la BCE à relever ses taux directeurs ; et siffle de fait la fin du bal pour le secteur immobilier, d’une parenthèse enchantée qui aura finalement duré presque 8 ans. Les taux de crédit remontent jusqu’au niveau actuel de 4,2%, hors assurances. On est revenu, somme toute, à quelque chose de normal. Mais cela fait ressortir le problème structurel majeur, de solvabilité de la demande de la classe moyenne : à peine plus de 20 000 ventes à investisseurs, trois fois moins que l’optimal, et moins de 37 000 ventes à accédants, 1,5 fois moins que l’optimal. Au total, moins de 57 000 ventes aux particuliers, le plus bas historique jamais enregistré. Le retour à l’économie réelle est violent, les conséquences impactent l’ensemble du marché résidentiel, vente au détail, vente en bloc, logement libre, logement ancien, neuf, ancien. On ne sait plus financer l’ensemble de la chaîne productive, et les parcours résidentiels s’en trouvent bloqués, mettant sous pression le parc existant. Il est urgent de faire évoluer les modèles économiques, les coopérations entre acteurs et les montages juridiques qui les sous-tendent.
Qui est ADEQUATION ?
Depuis 1992, ADEQUATION observe et étudie les marchés résidentiels partout en France. Notre métier est celui des chiffres, des tendances. Il nous permet d’observer les facteurs d’explications et de causalité. Comment peut-on sortir de la crise, qu’est-ce qu’il est raisonnable d’imaginer, quel scenario peut nous permettre de reconstruire une offre de logement nationale, locale qui soit suffisante et qui réponde aux besoins ?
Nous travaillons pour les promoteurs, les bailleurs sociaux, les aménageurs, les collectivités, les institutionnels et les opérateurs fonciers. C’est l’ensemble de cet écosystème, avec probablement les Banques, qu’il faut mettre autour de la table pour définir les nouveaux fondamentaux de la fabrique de l’immobilier !